jeudi 13 mai 2010

Dreyfusards et antidreyfusards

Introduction : (rappeler rapidement les différentes étapes de l'Affaire)
Pbtq : Dans cette France secouée par une affaire qui pose de nombreuses questions relatives à la place de l'armée : dépendance ou indépendance par rapport au pouvoir politique, comment se divise l'opinion et les différents groupes sociaux ? Quelle évolution tout au long des rebondissements judiciaires ?

I. La formation d'un clivage
1. Du dreyfusisme familial à la formation de deux camps antagonistes
Le premier dreyfusisme est familial : Lucie Dreyfus et sa famille, Mathieu Dreyfus (respectivement femme et frère d'Alfred), qui s'efforcent d'éviter le silence et de rassembler de l'argent pour sa défense. Au début, beaucoup considèrent que Dreyfus a bénéficié d'indulgence au regard des peines habituellement prononcées pour des fautes d'espionnage et de trahison. Les premiers dreyfusards sont des individus isolés confrontés à des structures (l'Etat, la Patrie, la Justice, l'Ecole, l'Armée) et qui bousculent le conformisme républicain (mettre en cause la hiérarchie militaire est perçu comme relevant d'un mauvais républicain) : Bernard Lazare (écrivain), Scheurer-Kestner (Président du Sénat), G. Monod, L. Leblois, F de Pressensé, G. Picquart (mon arrière-arrière-arrière grand oncle !!) (le « réseau alsacien »). Un groupe de « révisionnistes » se forme autour d'écrivains, journalistes et hommes politiques convaincus par Lazare et SK, notamment Zola, Jaurès, Clemenceau qui reprennent à leur compte le mot de « dreyfusards ». Une pétition en faveur de la révision du procès Dreyfus voit la liste de ses signataires s'allonger jour après jour.
Le Président Felix Faure, et plus largement le pouvoir politique et les cadres traditionnels de la France sont anti-révisionniste, à sa mort, remplacé par Emile Loubet, les choses vont changer.
Après le suicide du Lieutenant-Colonel Henry, une souscription est lancée pour aider l'action judiciaire de sa veuve contre le dreyfusard Joseph Reinach. Les deux camps sont alors définitivement constitués.
2. Des idéologies différentes
Dans un climat profondément patriotique et nationaliste, l'opposition symbolise l'idée radicalement différente que chacun des camps se fait de la patrie et de la France, d'où deux systèmes de valeurs différents. Pour les anti-dreyfusards, l'armée ne peut se tromper, et si c'est le cas, elle doit être défendue car elle incarne la France dans sa continuité et son unité par delà les clivages politiques. L'objectif des dreyfusards est la Justice et la Vérité, et la France est identifiée au Droit.
On oppose aux révisionnistes que la France doit éviter ce tumulte (cela affaiblirait sa cohésion nationale face à l'étranger, d'ou le rôle des nationalistes parmi les anti-dreyfusards), ils répondent que le France mérite d'être aimée parce qu'elle proclame le droit.
3. Une opposition qui dépasse les clivages traditionnels
Il y a une certaine inaptitude des partis à se situer car les deux discours ne correspondent pas aux forces politiques organisées et aux classes sociales.
Les progressistes et la radicaux sont divisés : d'un coté, les révisionnistes Poincaré, Barthou, Guyot, de l'autre, Méline et les notables. Il y a aussi des anti-dreyfusards chez les socialistes : les guesdistes saluent « J'accuse » mais la rupture est ensuite totale, l'Affaire étant considérée comme un problème simplement bourgeois (si elle l'a été majoritairement, elle ne le fut pas exclusivement), ceux ci sont hostiles à l'entrée d'un mouvement ouvrier organisé dans le camp dreyfusard.
* Analyse de M. Agulhon : Si la droite est majoritairement anti-dreyfusarde car les valeurs de droite se retrouvent dans l'anti-dreyfusisme, la gauche n'a pas été dreyfusarde avec empressement : il faut du courage pour aller au bout de principes tels que « la justice exige de s'opposer à la France et à ses autorités ». Ainsi, le parti dreyfusard a d'abord été une minorité (élite) avant d'être rejoint par une large partie gauche du peuple : divers groupes sociaux qui ne s'étaient pas engagés pour la cause de Dreyfus s'engagent contre l'activisme anti-dreyfusard.
Les deux camps opposés ne se définissent pas nécessairement par l'acceptation ou le refus de l'idéal républicain : il y a des républicains très modérés parmi ceux qui doutent les premiers du verdict (ex : SK est issu de la bonne société, et est plus proche de Méline que de Clemenceau en politique pure) et beaucoup de républicains très à gauche sont anti-dreyfusards. Pour faire coïncider camps et clivages politiques il va falloir une dynamique de prises de position collective, par le biais des institutions notamment.
* Analyse de Zeev Sternhel : A cette époque, la vie politique ne peut être résumée au clivage gauche/droite. Il y a deux traditions qui coexistent et combattent en France : d'un coté, les rationalistes, humanistes en individualistes, issus des Lumières et de la RF. De l'autre, les particularistes et organicistes, proches d'un nationalisme culturel. Les anti-dreyfusards présentent un projet anti-Lumière complet et cohérent (refus de la modernité). Le principe est que la qualité de citoyen est une simple fiction légale : Dreyfus n'appartient pas à la nation française par sa religion, par ses ancêtres, etc il est donc représentant d'une espèce différente.

II. Quelques groupes sociaux représentatifs
1. L'armée et la magistrature
* Les militaires : le dogme de la culpabilité de Dreyfus est la conséquence d'un objectif vital pour le haut commandement militaire = empêcher la mise en cause de l'institution et éviter la reconnaissance politique de l'erreur. Mais l'armée multiplie les signes d'incompétence qui entraîne une crise militaire. De nombreux officiers sont de manière individuelle et confuse, mais l'institution en elle-même ne l'est pas. Pourtant, l'armée représente un groupe de pression longtemps invincible. Un grand nombre de militaire de tous grades participent à la souscription Henry. La dérive de l'armée est dénoncée par certains militaires ; il y a des officiers dreyfusards mais dont l'importance est mal connue et qui sont restés dans l'oubli de l'histoire. Ceux ci se répartissent en trois groupes : les officiers « politiques » qui refusent de voir l'armée s'enfoncer dans l'Affaire ; les officiers directement confrontés au dossier et à sa nullité ; les artilleurs issus de Polytechnique dont l'exigence intellectuelle est supérieure à la fidélité pour l'armée.
* Les magistrats : Leur importance est mal connue. Malgré leur indépendance officielle, certains se conduisent comme agents du pouvoir politique et jouent dans le sens de l'anti-dreyfusisme. L'élite de la magistrature revendique une justice républicaine, son engagement est animé par une éthique du droit et une conscience civique. Leur intervention est décisive pour les camps dreyfusards.
2. Les intellectuels et la presse
* L'Affaire Dreyfus marque l'émergence de cette nouvelle catégorie sociale, qui a joué un rôle majeur dans son développement. Il y a une « course aux signatures » pour les diverses pétitions : 30% des universitaires et 24% des écrivains en signent une, dreyfusarde ou anti-dreyfusarde. Les dreyfusards défendent une conception aristocratique des intellectuels, alors que les anti-dreyfusards défendent une représentativité comme celle de la nation toute entière, c'est à dire qu'il faut unir l'élite et le peuple, certains développent même un mouvement anti-intellectualiste. Les Grandes Ecoles donnent naissance à des réseaux, plutôt dreyfusards dans les écoles à tradition littéraire (en philosophie et en histoire) et dans les milieux d'écrivains proches des avant-gardes. Ils se groupent notamment derrière Zola en signant le « Manifeste des intellectuels », première pétition favorable à la révision. Les premiers groupes se trouvent à l'ENS de la rue d'Ulm, autour de P. Dupuy, surveillant général et Lucien Herr, philosophe et bibliothécaire. La promotion littéraire de 1894 est ainsi proche du dreyfusisme, qui est pour eux l'incarnation du socialisme tel qu'ils le rêvaient. Leur ardeur et leur jeunesse ont convaincu Jaurès d'entrer activement dans l'Affaire. Plutôt anti-dreyfusards dans les écoles d'ingénieurs au recrutement bourgeois, en médecine et en droit (les vieilles disciplines). Des disciplines comme les mathématiques sont plus neutres. Du coté des étudiants, le quartier latin reste à droite, les cours des professeurs dreyfusards sont même conspués.
* La presse : la majorité des grands quotidiens populaires (le Journal, le Matin, le Petit Journal, ...) sont anti-dreyfusards au début et pendant longtemps, avant d'évoluer vers des positions plus mesurées, voire de tonalité contraire (96% en fév 98, 85% lors du procès de Rennes). La Dépêche de Toulouse est longtemps restée anti-révisionniste et anti-dreyfusarde, le Petit Parisien a connu un retournement à partir du moment où le dreyfusisme a marqué des points décisifs, le Progrès de Lyon a été un des rares journaux a être favorable à la révision dès le début. Cette orientation peut tout d'abord être expliquée par le fait que les journalistes sont soucieux de ne pas déplaire aux lecteurs, ainsi les journalistes personnellement engagés sont peu nombreux. Mais les hommes politiques journalistes ont fourni quelques uns des combattants les plus acharnés dans chaque camp : Clemenceau avec l'Aurore, J. Reinach au Siècle, Jaurès et la Petite République, et de l'autre bord, P. de Cassagnac à l'Autorité, Drumont et sa Libre Parole. La presse a donné au débat une dimension nationale, mais ne fait que relayer l'opinion des rédactions parisiennes.
3. Les groupes religieux
* Les catholiques : La question est difficile et délicate, et doit donc être abordée avec esprit critique, discernement et nuance. Idée reçue d'un anti-dreyfusisme total. Les évêques et le clergé séculier ne sont pas engagés et restent silencieux, il y a une certaine discrétion de l'Eglise comme institution. Et on ne trouve que 200 signatures de membres du clergé (dont certaines collectives) dans la souscription pour Henry, ce qui ne représente pas plus de 0,8% du clergé total. Pourquoi une telle assimilation alors ? La grande presse (La Croix de Paris, un des plus violents et Le Pèlerin) donnent pleinement dans l'antisémitisme et l'anti-dreyfusisme et leur grande publicité fait que c'est ce que l'on retient...
Ainsi, il y a un catholicisme dreyfusard regroupé au sein du Comité Catholique de la défense du Droit, autour de Paul Viollet. Celui-ci n'a pourtant qu'un écho modeste, regroupant pas plus d'une centaine de membres et suscitant l'hostilité de la grande presse catholique. (a compléter)
* Les protestants : de par leur culture d'opposition et de résistance, liée à leurs origines, ils sont nombreux à s'engager (Leblois, SK, Risler, Monod). Un tiers des pasteurs signe en 98 la pétition « contre les poursuites et les persécutions qui frappent le colonel Picquart ». Les milieux nationalistes sont souvent anti-protestants et anti-dreyfusards. Les institutions protestantes ne prennent pas positions en tant que telles. L'engagement des journaux est marquant (le Signal, dès le début de l'Affaire et la Revue Chrétienne (dirigée par un protestant)).
* Les juifs : la famille Dreyfus est issue du judaïsme d'Alsace Lorraine. L'Affaire Dreyfus entraîne un changement d'importance du groupe : passage d'un sentiment d'une solidarité entre coreligionnaires à sentiment de l'existence d'une communauté politique : les juifs défendent la République face aux attaques (communauté qui réunit tous ceux qui se réclament de la patrie des droits de l'homme).

III. Des oppositions et des affrontements virulents
1. Les ligues au service de chaque camp
Chaque camp est au départ atomisé, puis peu à peu, chacun va s'organiser autour de structures nouvelles ou anciennes qui sont réactivées et qui vont participer aux affrontement, (les ligues, surtout dans le camp anti-dreyfusard).
* La ligue de la patrie française : mouvement de masse qui avance au gré des fluctuations de l'opinion, elle lance un appel le 31 décembre 98, qui a déjà 2000 signataires le 15 février 99. Elle organise les intellectuels de l'anti-dreyfusisme en unifiant et en donnant de l'élan au camp qui défend les « intérêts vitaux » du pays. Il s'agit d'une structure souple pour des anti-dreyfusards sur la défensive, qui récuse les reclassement entre droite et gauche. Elle regroupe Dausset, Syveton, Vaugeois, Maurras, Barrès.
* La ligue des patriotes : rivale de la précédente, elle renaît et organise les partisans de l'armée et d'un régime plébiscitaire. Même si au début Déroulède déclare que Dreyfus est innocent (par opposition à l'antisémitisme, à Drumont et à Guérin), il bascule rapidement et annonce en septembre 98 une campagne de la ligue pour défendre la France et son armée. Au sein du mouvement anti-dreyfusard, elle a représenté le mouvement le plus actif et le mieux organisé parce qu'elle seule souhaitait vraiment transformer la République.
* La ligue antisémitique de Guérin : elle représente un bastion de l'extrême droite antirépublicaine, sa première audience est composée des franges du catholicisme à la recherche d'un renouvellement politique. Elle a très peu d'activité.
* La ligue de la défense des droits de l'homme : elle naît du projet d'un groupe pour sauvegarder les droits individuels durant le procès de Zola pendant lequel elle recueille de l'argent pour faire connaître la vérité (fév 98), et compte 300 membres deux ans plus tard, . Le cas de Dreyfus représente un catalyseur des volontés dans la défense des droits de la personne par la nation citoyenne. Les membres indignés la condamnation de Dreyfus et de l'antisémitisme ont une orientation jugée modérée par Jaurès et son ardeur militante.
2. Des manifestations dans les rues
L'agitation dans les rues est le fait au début et pendant longtemps des anti-dreyfusards. A Marseille, des boutiques israélites sont attaquées après la publication de « J'accuse ». On assiste à des manifestations des troupes nationalistes qui conspuent Zola et Dreyfus, ce qui va commencer à susciter des réactions défensives à gauche. A partir de 1899, les manifestations anti-dreyfusardes s'en prennent à la République et à ceux qui la représente. Le président Emile Loubet est frappé à Auteuil le 4 juin, et Longchamp accueille alors les manifestations qui témoignent de l'organisation de la défense républicaine. Ainsi, les ligues parviennent même à contester les institutions de la République, ce qui va amener au gouvernement de « défense républicaine » de Waldeck-Rousseau.
Des meetings sont organisés dans les deux camps surtout à Paris (manège Guyant pour les anti-dreyfusards après la mort de Henry, Tivoli Vauxhall du coté des dreyfusards).
3. Des affrontements par l'image féroces
De nombreuses caricatures paraissent dans les journaux, représentant les acteurs de l'Affaire sous des traits plus affreux les uns que les autres. Le supplément illustré de la Libre Parole publie des dessins antijuifs. Caran d'Ache, considéré comme le fondateur de la BD française, crée un magazine (Psst... !) dans lequel il publie des caricatures de Zola, ou encore une page qui montre le soldat Dreyfus trafiquant un drapeau français avec son coreligionnaire allemand Jacob. Le Rire, journal antisémite et anti-dreyfusard a publié le jour de la dégradation une caricature d'Heidbrinck, où l'on voit Dreyfus contre un mur face aux femmes et enfants: "Qu'est-ce que Dreyfus?-- C'est l'homme qui pour trente deniers a voulu rendre veuves toutes les femmes de France, faire pleurer les larmes de sang aux petits enfants et livrer ses compagnons aux balles de l'ennemi.". L'abjecte série d'affiches du « Musée des horreurs » pousse à son paroxysme l'utilisation de l'animalisation comme procédé de caricature.

Conclusion : une France très divisée, un clivage dreyfusards/anti-dreyfusards, qui s'il recoupe partiellement les conceptions politiques ne correspond pas exactement aux oppositions gauche/droite, républicains/conservateurs, ... Aucune généralité ne peut être formulée, chaque groupe doit être analysé avec discernement pour saisir toutes les nuances d'opinion. Ainsi il y a des exceptions au sein de chaque ensemble social, religieux, politique, etc. Il existe un antisémitisme de gauche, qui assimile les juifs aux banquiers (cf Rothschild). L'Affaire est caractérisée par la violence des passions qu'elle exacerbe, qui divisent même les familles, et les affrontements qui dépassent finalement largement le strict cadre de l'erreur judiciaire pour entraîner des débats virulents sur les conceptions de la République, de la Patrie, du Droit, ... Le dreyfusisme l'emporte ainsi quand le régime apparaît sous la menace de l'antisémitisme et que la république parlementaire est en péril.
Suite à la grâce de Loubet, le camp dreyfusard triomphe et célèbre sa victoire au moment de l'inauguration du Triomphe de la République, sculpture de J. Dalou.
Le clivage perdure et on en voit encore les traces avec le régime de Vichy.

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